Et puisque nous parlons de la faune sauvage, des ours, des loups, de ce qui fait la beauté de notre planète, je vous invite à lire les lignes qui suivent. Ce très beau texte m'a été adressé hier par
Moukmouk de Pohénégamook qui m'a autorisé à le reproduire ici. J'ai utilisé des photos libres de droits pour l'illustrer. Laissez-vous bercer par la magie de ses mots qui mêlent avec bonheur réalité et légendes ancestrales...
"Te raconter Elisapi et Mayénipigane, c’est un peu te raconter ce que la vie m’a appris. Il y a pour moi tant de tristesse et de bonheur, tant de ce qui est le vrai sens de la vie que j’ai peur de mal le dire. Alors, essaie de passer par-dessus mes pauvres mots pour trouver ce que je voudrais te dire.
Ça commence en 1974, je crois. J’étais un tout jeune réalisateur et pour la première fois, j’avais l’occasion de faire un grand reportage. Les spécialistes du sud venaient de trouver la façon de développer économiquement le Nord, de sortir les Inuits de leurs supposées vies de misère. On tuera les loups qui sont les prédateurs du troupeau de caribous de la korksoak, et en créant un réseau de centres de chasse, les Inuits auraient des emplois dans l’hôtellerie et comme guides. De plus, on pourrait vendre de la viande au Sud et faire beaucoup d’argent. Le troupeau comptait autour de 15 000 têtes.
Ce qui devait arriver arriva. Vers 1980, le troupeau comptait presque 70 000 têtes, et il n’y avait pas de nourriture pour tous, et ce fut l’effondrement. En 82 il en restait moins de 2 000. Pour les Inuits de Kouhoujouak (kuujjuak pour les Anglais) ce fut la catastrophe. Ils vivaient en symbiose avec ce troupeau et beaucoup moururent, dont la mère de clan, qui décida de laisser sa place puisqu’elle ne pouvait faire survivre son clan.
Il faut savoir que chez les Inuits, les Innus et la plupart des Algonquiens (les nomades de la forêt), la mère de clan, généralement la plus vieille des femmes, possède la totalité des biens du groupe. C’est elle qui partage la nourriture, ce qui veut dire qu’en période de pénurie (ce qui dans ces terres très pauvres au climat rude est généralement la norme), c’est elle qui décide qui va manger donc vivre. On ne peut pas quitter le clan, on ne survit pas seul.
Elisapi, qui a ce moment-là avait autour de 55 ans (elle ne connaît pas son âge) devint la mère de clan. Moi, j’essayais par mes reportages d’organiser un programme d’aide, peut-être le déplacement de la communauté vers des terres plus favorables. Je ne comprenais rien à cette femme et à leurs coutumes imbéciles qui les conduiraient certainement à la mort. Elle me parlait de la beauté du monde et de l’équilibre des choses.
Quand elle m’invita à faire un voyage avec elle, je croyais qu’elle cherchait un nouvel emplacement pour la communauté. 4 canots et un voyage de 5 semaines. 5 semaines à ne vivre que dans leur réalité, leur monde, leurs mythes, c’est une école de modestie extraordinaire. Tout ce qu’on croit rationnel, raisonnable, s’efface, et la science est bien impuissante à expliquer ce qui se passe.
Le but du voyage sera les monts Tongat (les monts des fantômes). Nous avons établi un campement et Elisapi parti seule dans la montagne. J’étais inquiet, mais mes compagnons semblaient si confiants.
Elisapi revint au bout de quatre jours. 5 jeunes loups, 3 mâles et 2 femelles, la suivaient. Elle avait dans les bras une jeune louve de 3 mois à peine, toute en pattes et en jeu. Dès qu’elle la posa par terre, la louve fonça vers la rivière, fascinée par le grand fleuve.
C’est là qu’elle reçut son nom : Mayénipigane : la louve qui aime l’eau.
Mais passer de la rivière aux Feuilles à la Korsoak à la fin d’août, c’est quand même difficile. Au contrefort des montagnes, des tempêtes de neige peuvent venir très rapidement et le courant est très fort. Elisapi nous pressait, on prenait les canots dès qu’il faisait assez clair pour voir, et l’on forçait sur les avirons aussi tard qu’il était possible.
Les loups dormaient la plupart du temps dans les canots, sauf Mayénipigane qu’Elisapi tenait dans ses bras et à qui elle marmonnait tout le temps des trucs incompréhensibles. Je croyais que c’est parce que je parlais mal l’Inuktitut, je le parle toujours aussi mal, c’est une langue vraiment très difficile. La louve semblait vraiment la comprendre. Je sais maintenant que les deux femmes s’inventaient une langue commune.
Les loups ont passé l’hiver au campement des Inuits, parmi les chiens. Les chiens n’aimaient pas, mais ils ont dû s’y faire. Elisapi avait choisi le lieu du campement, au pied des chutes de la Korsoak, qui ne gèlent jamais. Il faut dire que même l’hiver, cette rivière a un débit 2 fois plus important que celui de la Seine.
Au printemps, les Inuits sont retournés à la mer pour les phoques et les saumons. Les loups sont restés sur place.
Maintenant, le troupeau a repris sa taille historique et semble tout à fait en bonne santé. Elisapi vit dans une résidence chauffée construite par les blancs. Elle n’aime pas beaucoup, mais les gens de son clan ne veulent pas trop qu’elle sorte. Elle est si belle Elisapi quand elle rit, avec sa figure de pomme toute ridée. Elle est si heureuse dans son monde hors du temps, plein de gestes de légendes qui n’ont plus de prise sur nous… Elle a toujours aussi les yeux humides, rire et pleurer c’est la même chose, c’est la vie.
Mayénipigane dirige maintenant un clan d’une trentaine de marcheurs. Elle est tout à fait consciente de son rôle et de son importance. Une reine, dirait les enfants. Jamais je n’essaierais d’approcher seul de sa tanière. Mais les deux femmes sont toujours amies.
Beaucoup pensent que ce monde a disparu, qu’on ne trouverait plus de femme comprenant assez le monde pour parler aux loups. Moi je pense que presque toutes les femmes sont prêtes à parler aux loups pour sauver leur clan.
Et comme on dit là-bas : que la pensée des marcheurs t’accompagne”.
par Moukmouk de Pohénégamook
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