Mon coup de gueule cette semaine : le harcèlement en milieu professionnel.
Il y a de cela quelques jours, l'une de mes amies, - qui travaille elle aussi dans la publicité ! -, m'a appris qu'elle avait démissionné de son poste. Qu'est-ce qui avait bien pu la pousser à cela alors que le contexte économique est déplorable ? Très simple : après avoir repoussé les avances de son supérieur hiérarchique, elle était devenue la victime toute désignée d'un processus de harcèlement moral, avec à la clé rumeurs diverses et variées colportées par certains de ses collègues de travail. Sans compter un rythme de travail insupportable sur le long terme, pas de vacances, pas de RTT.
Le harcèlement moral, je connais : cela m'est arrivé en l'an 2000. J'avais rejoint en janvier une agence dans laquelle travaillaient des créatifs que je connaissais, et le fait qu'ils me vantent la société et surtout la “bonne” ambiance qui y régnait avec autant d'insistance avait fini par me convaincre. J'étais la seule personne sur les rangs, ma candidature était appuyée par mes “anciens futurs nouveaux collègues” créatifs, je n'avais donc pas de souci à me faire. J'ai démissionné de mon ancien poste et, le jour de mon arrivée dans cette nouvelle agence où tout devait être rose, j'ai commencé à me poser des questions. J'ai en effet appris au bout de quelques minutes via ma nouvelle collègue de la cellule, Mathilde, que j'étais la 7ème personne à occuper ce poste en 3 ans, et qu'elle-même songeait à partir. Le turn-over est courant dans ce métier, mais pas dans une agence supposée être hors du lot. Une semaine plus tard, mon directeur de clientèle me convoque dans son bureau et m'apprend qu'il a démissionné et compte partir le soir-même. Il ne me donne pas de réelles explications, me lègue seulement son livre sur les techniques promotionnelles : “il y a là-dedans tout ce que tu as à savoir !”. Il me dit aussi qu'à l'occasion, si on se revoit après son départ, il me racontera les dessous de l'agence… Au finish, il reste un mois de plus, de mauvaise grâce, contre monnaies très sonnantes et très trébuchantes, apparemment les petits secrets qu'il tait valent de l'or. L'ambiance commence à devenir de plus en plus glauque, certains membres du personnel et les patrons de la société reçoivent des mails anonymes, menaçants pour certains, très bien renseignés en tout cas, signés d'un certain Blackie. Il était question entre autres dans ces mails des relations qu'entretenaient les patrons de la société avec certaines clientes et certains membres du personnel. Le professionnalisme plus que discutable de l'agence a commencé à me mettre mal à l'aise…
Lorsque Thomas, mon directeur de clientèle est parti, Mathilde et moi-même avons récupéré en grande partie ses responsabilités. Nos patrons nous disaient qu'il fallait que nous soyions à la hauteur, que la marge de l'agence et les emplois des autres reposaient sur nous, que de toute façon cela serait temporaire puisqu'ils recherchaient un remplaçant à Thomas. Nous avions de plus en plus de travail, énormément d'opérations à monter de A à Z, ce qui nous obligeait à finir de plus en plus tard. Et à se taire, parce qu'à ce moment là on a encore l'impression d'être valorisées, et que tout cela est supposé être de courte durée. Au bout d'un mois, Mathilde m'annonce qu'elle aussi a démissionné. Elle négocie et part sans avoir fait la totalité de son préavis. Je reste seule sur le pont, avec Elise, une étudiante en contrat de qualification présente 3 fois par semaine. Ni Thomas ni Mathilde n'avaient été remplacés, et je doutais de plus en plus qu'un recrutement soit en cours. On me faisait patienter en me disant que cela prenait du temps parce que peu de gens étaient à la hauteur des ambitions de l'agence.
J'ai commencé à travailler pour 3. Et cela est devenu rapidement infernal. Mes patrons s'étonnaient de mon air fatigué et de mon manque d'entrain, trouvaient anormal que je ne participe pas aux apéritifs quotidiens qui commençaient à 11h et se prolongeaient jusqu'à 16h : après avoir bu pastis sur champagne, l'apéro se poursuivait par un déjeuner arrosé lui aussi, et se terminait en sieste générale après une course en Porsche ou en BMW sur le périphérique. Ils trouvaient étrange que je puisse avoir bien mieux à faire le vendredi soir que de passer la nuit avec eux et leur bande, à boire, faire du kart en nocturne payé par les frais généraux, et finir en boîte de nuit. Ambiance décadente d'un groupe de rock en tournée garantie ! Pour eux, ceux qui ne participaient pas s'auto-isolaient et on devait leur en “faire baver”. Les casser psychologiquement pour les faire rentrer dans le rang ou partir. Deux des personnes qui m'avaient faite entrer dans cette agence se sont rangées alors dans le camp adverse. La parano, c'était moi. Je n'étais plus celle qu'ils avaient connu…
J'ai fini par ne plus m'en sortir : les rendez-vous clientèle qui durent 4 ou 5 heures, les prises de briefs, les recommandations stratégiques, la rédaction de textes, l'achat d'art, les devis, factures et feuilles de marge, le temps perdu avec des fournisseurs tous plus incompétents les uns que les autres mais tellement bon marché, tout cela devenait beaucoup trop lourd. Mes feuilles de temps auraient fait la joie d'un inspecteur du travail… Mais je me taisais parce que, comme toute bonne poire consciencieuse, je pensais que si je tenais le coup, la direction de clientèle me reviendrait peut-être. C'était compter sans les “si tu ne fais pas un minimum de 30% de marge sur tes dossiers, tu n'es pas une bonne commerciale”, “apprends à mieux “entuber” tes clients, essore tes fournisseurs, sinon comment veux-tu qu'on s'offre des voitures de sport !”. En plus du travail de Thomas et Mathilde, je faisais une partie du travail des créatifs, parce que si je voulais que tout soit prêt et bien fait en temps et heure, c'était le seul moyen. Mes journées débutaient entre 8h30 et 9h15 dans le meilleur des cas pour finir à 19h30 - 20h sans avoir eu le temps de déjeuner, dans le pire des cas à 3 ou 4h du matin en ayant pris 15 à 30 mn de pause déjeuner (dans un taxi en allant chez un client) et en n'ayant pas mangé le soir, faute de temps, faute de tout parce qu'on n'a plus de vie à soi, on survit, dans le meilleur des cas. On en arrive à un tel ras le bol qu'on n'a même plus envie de rentrer chez soi le soir (ou la nuit !), parce qu'il y a encore tellement de travail à faire qu'on pourrait enchaîner 2 jours non stop sans avoir tout bouclé. Parce qu'on est bloqué dans un cercle infernal et que demain est semblable à aujourd'hui. Parce qu'on ne voit plus ses amis, qu'on n'a plus le temps de leur téléphoner (toute communication personnelle est interdite, même avec son portable personnel). On est scotché à son ordinateur, à son téléphone avec les clients, au fax, on est totalement isolé de “ceux qui font partie de la bande”, parce qu'on n'a pas le temps, déjà, et qu'on n'est pas alcoolique. Qu'on n'a pas du tout envie de se retrouver assise sur les genoux de son patron en début d'apéro, lui une coupe de champagne dans la main gauche, la main droite dans le slip. Parce qu'on est là pour bosser, pas pour intégrer la bande des joyeux fêtards partouzeurs au notes de frais à 5 chiffres (c'était encore l'époque du franc !).
Le week-end, on le passe à travailler chez soi certes mais pour l'agence. Dans le meilleur des cas, pour tâcher de récupérer les heures sup de la semaine, on dort, quand on réussit à s'endormir. Le processus est enclenché : mentalement, on est épuisé, le corps ne suit que par le sursaut de survie qui lui reste. On s'interroge, on en arrive à se remettre en question, à se dire que si on y arrive pas, ce n'est pas parce qu'on fait le boulot de 3 personnes mais parce qu'on n'est pas suffisamment compétent, ce dont on essaie de vous en convaincre par tous les moyens. On est isolé, certains collègues ne vous disent qu'à peine bonjour. La peur d'être vu en train de discuter avec une marionnette, peut-être… Ce n'est pas le dysfonctionnement de la société qu'on met en cause, mais soi-même. On se déconsidère totalement, on s'estime heureux que la société dans laquelle on trime jour, nuit et week-end ne nous licencie pas. Mais on va travailler avec un nœud au ventre. Et un jour, on s'absente pour aller voir un client et on s'aperçoit que son PC a changé d'écran, que le “nouveau” est fichu mais que ce sont les ordres de la direction. Que celui qu'on avait va servir d'écran de contrôle pour graver des CD. Que des fichiers disparaissent, qu'un système de contrôle des ordinateurs en réseau a été mis en place, pour faciliter l'espionnage des éléments récalcitrants. Que “big patrons” peuvent à tout moment se brancher sur votre ordinateur et voir votre écran comme s'ils étaient à côté de vous. Que ce système a été mis en place à l'initiative de l'un de vos anciens “amis”. Ceux à qui on en parle n'en croient pas leurs oreilles, pensent qu'on est parano et qu'on devrait aller voir un psy. Mais on sait bien qu'on n'a pas besoin de psy : on est désormais entre les mains de manipulateurs qui économisent les salaires de ceux qu'ils n'ont pas remplacé pour acheter sur le compte de la société une Jaguar chacun, puis une Twingo, chacun aussi, pour aller en clientèle : on peut se permettre d'escroquer ses clients tant qu'ils ne s'en aperçoivent pas, et les Twingos sont l'illusion d'une certaine normalité, même si elles ont toutes les options et un intérieur cuir beurre frais.
Et puis, un jour, j'en ai eu assez : moi qui étais déjà passée dans 3 agences différentes où la vie n'était pas rose, je pètais un plomb, et lorsque mes patrons ont changé Elise, mon assistante, de cellule sans m'en avertir, j'ai décidé de donner ma démission. La peur au ventre parce que, bêtement, j'en étais arrivée à être terrorisée par mes patrons, surtout par celui qui était responsable du personnel. La réaction a été immédiate : tout a commencé par la flatterie, “ton client principal n'est pas facile à vivre, mais tu t'en sors très bien et tes interlocuteurs t'apprécie. Tu ne peux pas démissionner, tu es la personne qui génère le plus de marge, si tu pars, on perd ce client, et tu mets en péril l'avenir de l'agence et de tes collègues. Personne ne connais tes dossiers (logique quand on bosse solo !). On t'offre 3 semaines de vacances tous frais payés, ou tu veux, et quand tu reviendras, tout ira mieux”. Voyant que cela m'importait peu, et que je doutais fort que 3 semaines off changent la donne, il a commencé à devenir menaçant : “ si tu pars, tu ne retravailleras jamais en agence. Je ferai tout pour te pourrir la vie, réfléchis à deux fois, sinon tu pourrais le regretter”. Le chantage paraît un peu gros, les gens qui les connaissent dans la profession savent à quoi s'en tenir… Mais voilà, quand on de la conscience professionnelle à revendre, on finit par se convaincre que planter son client du jour au lendemain, ce n'est pas professionnel. Et puis on a quand même un peu peur qu'ils mettent leur menace à exécution. Dans ces moments là, on est en situation de faiblesse. Le camp adverse avait marqué un point, j'ai fini par accepter de rester un mois de plus pour faire la passation à mon potentiel successeur, qui, pour la petite histoire, a “tenu” 3 mois. Je n'ai été soulagée que lorsque je suis sortie de cet enfer avec ma feuille Assedic et mon solde de tout compte, que j'ai obtenus à 21h un vendredi soir après que la comptable ait vérifié l'intégralité des feuilles de marge de mes clients et l'état de la facturation. J'avais trouvé entre temps une mission interim, le fait d'avoir démissionné n'était donc pas un problème. J'ai décidé d'attaquer cette société pour harcèlement moral, l'une des étudiantes en contrat de qualification également. Son procès a abouti, elle a obtenu des dommages et intérêts pour toutes les heures supplémentaires faites, les jours de cours “séchés” à la demande de son tuteur, raison pour laquelle elle a raté son BTS. Quant à la procédure que j'avais entamée, mon avocat a laissé tombé, officiellement faute de jurisprudence à l'époque. Officieusement, je pense que mes anciens patrons lui ont donné un pot de vin pour qu'il fasse trainer les choses puis me conseille d'en rester là. Pourtant, j'avais réussi à trouver parmi les anciens salariés de l'agence des témoins potentiels : eux-aussi avaient été harcelés, sexuellement ou moralement, certains avaient même décidé de changer de secteur d'activité… Tous étaient passés par un psy et des anti-dépresseurs, voire n'en étaient pas sortis, deux ans plus tard… J'avais bon espoir, je voulais qu'ils paient pour tous ceux qu'ils avaient détruits, qu'ils paient pour m'avoir poussée à détester mon métier et à douter de moi… Je n'ai pas eu cette satisfaction. Tout ce que je leur souhaite, c'est un contrôle fiscal qui les mette sur la paille…
N'hésitez pas, vous qui me lisez et êtes peut-être victimes de harcèlement, moral ou sexuel, à porter plainte, parce que dans ces cas-là, la situation ne peut qu'empirer. N'hésitez pas, vous qui en êtes témoins, à soutenir vos collègues parce que ce qui leur arrive aujourd'hui vous arrivera demain à moins que vous ne passiez, vous aussi, pour sauvegarder votre poste, dans le camp des bourreaux. Ou que vous vous pliez aux quatre volontés de votre supérieur hiérarchique. Rien ne justifie qu'un patron se comporte en esclavagiste ou fasse valoir un quelconque “droit de cuissage”. Rien ne justifie de cautionner ce type de comportement dont sont autant victimes les salariés du secteur privé que du secteur public. Rester indifférent face à ce problème, ne pas soutenir ceux qui en sont victimes peut conduire l'un de vos collègues, quelqu'un que vous cotoyez tous les jours, au suicide. Parce qu'on finit forcément par y penser. Parce que cela devient l'issue évidente, parce qu'on n'est plus rien, juste un raté. Parce qu'on ne se reconnaît plus, physiquement et moralement, qu'on est isolé professionnellement et personnellement. Parce que se mettre en arrêt maladie longue durée n'est pas quelque chose qui va de soi : les médecins sont trop peu à l'écoute pour le proposer, et cela implique qu'on “appartienne” toujours à cette société qui est devenue notre pire cauchemar, qu'on continue à entretenir un lien contractuel avec son bourreau. Quant aux médecins du travail, ils ferment souvent les yeux…
Pourriez-vous continuer, amis lecteurs, à vous regarder dans la glace si d'aventure vous préfériez fermer les yeux, et si l'un de vos collègues, poussé à bout, se jetait par la fenêtre de son bureau, se pendait dans les toilettes, jetait sa voiture contre un arbre en rentrant chez lui ?… Non, je n'exagère pas. Hélas !…
Pour plus de renseignements, vous pouvez vous consulter ce site, celui-ci ou encore celui-là.